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L’Afrique face au défi de la sécurité alimentaire : entre urgence et opportunité

Économiste sénior à l’OCDE, Arthur Minsat dirige l’unité Afrique, Moyen-Orient et Europe du Centre de développement. Il pilote notamment des publications phares comme les Dynamiques du développement en Afrique et les Statistiques sur les recettes publiques en Afrique, en collaboration avec l’Union africaine, l’Union européenne, ACET et AUDA-NEPAD. Il supervise également le projet Infrastructure de qualité dans l’Afrique du 21e siècle et le développement d’une Plateforme virtuelle sur l’investissement en Afrique. Ancien contributeur des Perspectives économiques en Afrique (PEA), il a travaillé en partenariat avec la Banque africaine de développement et le PNUD. Avant de rejoindre l’OCDE, Arthur Minsat a participé à la rédaction des Rapports sur le développement humain du PNUD à New York, et a été volontaire auprès de l’ONUCI à Abidjan pendant la crise électorale. Titulaire d’un doctorat de la London School of Economics, il a enseigné à la LSE, à King’s College London et à Sciences Po. Il a également travaillé dans le secteur privé, au sein de Wolters Kluwer.

par AfriVe

Derrière les étals des marchés, les mains des femmes et des jeunes animent une agriculture riche mais trop peu transformée. Tandis que les importations flambent et que l’insécurité alimentaire gagne du terrain, une évidence s’impose : c’est dans ses champs, ses ateliers, ses formations et ses innovations que le continent doit puiser la réponse.

Le secteur agroalimentaire africain représente un pilier économique majeur et un vecteur essentiel d’emploi, notamment pour les jeunes.  L’agriculture reste le premier pourvoyeur d’emplois sur le continent, constituant environ 48 % de l’emploi total en 2021. Les femmes y jouent un rôle central : elles représentent 80 % des emplois dans la transformation, 70 % dans la commercialisation et près de 90 % dans la vente de produits prêts à consommer en Afrique de l’Ouest. Près de 39 % des jeunes Africains travaillent dans le secteur agricole, un chiffre atteignant les 70 % en Ouganda ou à Madagascar.

L’enjeu consiste à ce que les agricultures africaines transforment leurs produits localement. Les pays africains sont leaders mondiaux dans la production de nombreuses denrées (environ 70% de la production mondiale de cacao, 95% des ignames, 24% des plantains, 33% du manioc, 22% du sorgho, 17% du café, 13% du thé). Mais les produits restent insuffisamment transformés après leur exploitation agricole, et sont souvent transformés hors du continent. La transformation locale permet d’ajouter plus de valeur aux produits africains, pour créer des emplois mieux rémunérés et stables dans le secteur agroalimentaire. Les métiers en aval de la chaîne tels que la transformation, la distribution, ou la vente sont jusqu’à huit fois plus productifs que les emplois agricoles traditionnels.

L’insuffisante transformation locale entraîne une grande informalité parmi les travailleurs du secteur agroalimentaire. Aujourd’hui encore, environ 92 % des travailleurs agricoles ne disposent ni de contrat formel ni de protection sociale. Les zones rurales ont également des taux de pauvreté plus importants s’élevant à 46% comparé à 20% en zones urbaines en Afrique sub-saharienne.

L’augmentation de la demande de denrées alimentaires présente des opportunités pour la transformation locale. La croissance rapide de la population urbaine et l’émergence d’une classe moyenne modifient la demande alimentaire. Les villes concentrent désormais plus de 67 % de la consommation, marquée par une préférence croissante pour les produits transformés, plus pratiques à cuisiner et à stocker. Cette demande croissante a entraîné une augmentation de la production agricole pour nourrir les villes, mais entraîne aussi une relance des importations. Entre 2009 et 2019, les importations alimentaires destinées aux ménages sont passées de 24 à 32 milliards de dollars, soit une augmentation de 33%. Ces importations proviennent majoritairement d’Asie, notamment pour des denrées de base comme le riz. Les importations intra-africaines progressent également (de 12 % à 16 %), révélant un potentiel réel de développement des échanges intrarégionaux. Ces échanges intra-africains devraient renforcer la résilience des systèmes alimentaires africains.

L’augmentation du commerce africain peut accélérer la transformation des systèmes de production alimentaire. Aujourd’hui, 79 % des exportations intra-africaines sont déjà composées de produits transformés ou semi-transformés. Développer le commerce intra-africain pourrait ainsi favoriser les échanges de produits transformés sur le continent. La mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), en vigueur depuis janvier 2021, vise à développer ces échanges intra-africains, créant un marché commun regroupant plus d’un milliard et demi de personnes. La ZLECAf peut stimuler la production de produits alimentaires transformés, à condition d’être accompagnée d’investissements logistiques et de politiques de facilitation. En Afrique de l’Est, par exemple, sa mise en œuvre complète pourrait accroître les exportations de denrées alimentaires transformées de 30 %.

Des freins persistent au développement des chaînes de valeur agroalimentaires. Malgré leur potentiel, les chaînes de valeur agroalimentaires africaines restent pour l’heure confrontées à de nombreux obstacles : faible productivité, manque de compétitivité, coûts logistiques élevés et infrastructures déficientes. Par exemple, en Ouganda, l’absence de systèmes de stockage frigorifique entraîne la perte de jusqu’à 40 % des produits frais. La fragmentation des chaînes d’approvisionnement alourdit de 20 à 50 % les coûts d’importation des intrants agricoles.

Mobiliser les investissements dans l’agroalimentaire permet de développer le secteur et de faire face au changement climatique. Les investissements publics restent insuffisants : en 2024, seuls quelques pays (Burundi, Éthiopie, Mauritanie) respectaient l’engagement de Maputo d’allouer 10 % des budgets nationaux à l’agriculture. Augmenter les investissements demande des efforts particuliers dans un contexte où l’espace fiscal est limité, les niveaux d’endettement des États souvent élevés et l’augmentation de la collecte de recettes fiscales (en levant plus d’impôts) difficile. Pour mobiliser davantage de financements, les pays africains doivent aussi miser sur des instruments innovants. L’Initiative ouest-africaine pour une agriculture intelligente face au climat, par exemple, combine assistance technique et prêts à taux préférentiels via des institutions financières locales. Il est également essentiel de réorienter les financements vers les segments à fort potentiel, tels que la transformation : en 2022, ces activités n’ont reçu que 4 % des financements attribués au développement du secteur agricole (soit 321 millions USD). Élaborer une stratégie d’investissement cohérente permettra de mieux coordonner ces efforts : en 2025, 31 pays avaient à leur actif des plans nationaux d’investissement agricole et 4 plans régionaux avaient été finalisés. 

Les compétences techniques sont également indispensables au renforcement de la productivité agricole et du secteur agro‑alimentaire. Le manque de techniciens, d’ingénieurs et de spécialistes de la transformation nuit à la productivité du secteur. Selon une enquête menée auprès de plus de 200 acteurs africains de l’enseignement et de la formation techniques et professionnels (EFTP) (organismes publics et prestataires d’EFTP principalement), l’agriculture est le secteur où les besoins de nouvelles qualifications techniques sont les plus importants. En Éthiopie, par exemple, 80 % des entreprises interrogées soulignent le besoin de meilleures compétences techniques pour accompagner le développement des activités agro‑alimentaires dans les domaines des huiles comestibles, de la volaille, de la floriculture et des fruits et légumes. Or, seuls 7% des jeunes africains suivent aujourd’hui un enseignement technique ou professionnel (EFTP). De multiples initiatives émergent à travers le continent :

  • Au Mali où le Centre de formation en entrepreneuriat agricole de Baguinéda (CFEAB) propose notamment des formations courtes de dix jours pour enseigner la fabrication de divers produits (jus, confitures, sirops etc.). Depuis 2010, le centre a ainsi formé plus de 2 000 jeunes déscolarisés qui ont aujourd’hui un certificat de formation professionnelle et un emploi.
  • Le Bénin planifie de multiplier par trois le nombre d’établissements d’enseignement technique agricole dans les prochaines années et de renforcer les compétences dans le domaine de la recherche agroalimentaire. D’après les dernières données disponibles en 2014-6, les chercheurs en sciences alimentaires et nutrition représentaient 8% du total des chercheurs en agriculture dans le pays, soit la proportion la plus élevée des pays d’Afrique de l’Ouest dont la moyenne se place à 3.6%.
  • Le Nigéria dénombre 37 collèges techniques proposant des cours sur l’agriculture et les disciplines connexes (soit 22 % de l’ensemble des collèges techniques).

La transformation numérique représente un levier clé pour améliorer la productivité, l’accès au marché et l’inclusion financière dans le secteur. En 2024, 37% de la population africaine utilisaient internet régulièrement, contre seulement 13.5% dix ans auparavant. Un état des lieux de ces technologies appliquées au secteur agricole a souligné leur capacité à accroître la productivité des exploitations (32 %), à renforcer les liens commerciaux (26 %) et, dans une moindre mesure, à améliorer l’analyse de données (23 %) et l’inclusion financière (15 %). Les cinq pays dont l’activité est la plus forte dans le domaine des technologies agricoles, ou l’agritech, sont le Kenya, l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Ghana, et la Côte d’Ivoire. Plus de 83% des solutions technologiques agricoles ne nécessitent pas une forte connectivité et fonctionnent avec un niveau de connectivité moyen.  Des multiples exemples concrets existent à travers le continent :

  • Au Mozambique, la plateforme Connected Farmer Alliance (CFA), soutenue par Vodafone, facilite les paiements mobiles et relie agriculteurs et agroindustriels, augmentant ainsi leur productivité. 
  • En Guinée-Bissau, le projet ACTIVA PAIDR a permis d’accroître la production de céréales de 85 % grâce à la formation et à la mécanisation. Ces exemples montrent l’impact clé des partenariats et de l’innovation pour dynamiser l’agriculture locale.
  • Au Kenya, plus de 13 000 agriculteurs et 6 000 fournisseurs utilisent désormais la plateforme mobile Twiga Foods pour écouler quotidiennement leurs produits directement aux 2 000 points de vente couverts.
  • En Ouganda, l’application Tumaini, utilisée fait appel à l’intelligence artificielle pour déterminer, à partir de photos prises par les agriculteurs, si un produit est atteint par une maladie

La transformation agricole permettra d’accélérer les progrès vers l’atteinte des objectifs de sécurité alimentaire fixés par les Nations unies et l’Union Africaine. Après une décennie de progrès entre 2000 et 2010, la situation s’est détériorée au cours des dernières années. En 2023, une personne sur cinq en Afrique était confrontée à la faim. L’insécurité alimentaire modérée ou grave touche près de 868 millions de personnes, dont plus d’un tiers sont confrontés à des formes sévères.

L’insécurité alimentaire est favorisée par le retour de l’inflation, qui a alourdi le coût du panier alimentaire. Même parmi les populations qui ne vivent pas sous le seuil de la pauvreté, une alimentation équilibrée reste trop souvent inaccessible. Entre 2021 et 2022, le coût d’un régime alimentaire sain a bondi de 3,41 à 3,74 dollars par jour, bien au-dessus du seuil d’extrême pauvreté fixé à 2,15 dollars. L’Afrique de l’Ouest a connu la plus forte augmentation (+11 %), suivie de près par l’Afrique de l’Est (+8 %). Si les tendances actuelles persistent, plus de la moitié des personnes sous-alimentées dans le monde vivront en Afrique d’ici à 2030.

La mise en œuvre de la troisième itération du PDDAA pour la décennie 2026 – 2035, la Déclaration de Kampala, entend répondre à ces défis. Les chefs d’État de l’Union Africaine se sont engagés à augmenter la production agroalimentaire de 45 %, et à porter la part des aliments transformés localement à 35 % du PIB agroalimentaire d’ici à 2035. La déclaration vise à adopter des pratiques agricoles durables pour répondre aux besoins alimentaires croissants de l’Afrique et aux opportunités commerciales mondiales. Elle entend réduire les pertes après récolte de 50 %, et tripler le commerce intra-africain de produits et d’intrants agroalimentaires d’ici à 2035, par le biais de la ZLECAf et l’harmonisation des normes pour la commercialisation des produits agricoles.

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